Portrait de Benny Lévy
Benny Lévy

Co-fondateur et ancien directeur de l'Institut d'études lévinassiennes

Plus d'infos

La philosophie de la révélation : Schelling, Rosenzweig, Lévinas

Conférence

Année 2001-2002 : Année 2001-2002

Séance 1 : mercredi 24 octobre 2001

19h00
Institut d’études lévinassiennes à Jérusalem

Les personnes qui le souhaitent peuvent recevoir l’intégralité du texte du séminaire de Benny Lévy. Si c’est votre cas, contactez l’Institut qui vous informera sur les procédures à suivre.

Certains extraits des cours peuvent déjà être consultés en ligne.

Extrait du cours 1

Alors le monothéisme, la question de Dieu, apparemment la plus inactuelle de toutes les questions et sans doute le cour de l’actuel. J’aurais pu, si je cherchais à attirer le chaland, intituler le séminaire :  » Apocalypse now « . Traduction libre : le dévoilement du maintenant. Apocalypse vient d’un mot grec qui veut dire dévoiler, enlever les enveloppes, apo : éloigner ce qui est couvert. C’est dans un deuxième temps qu’il signifie ce que vous entendez dans apocalypse, à savoir : la fin des temps. D’où ma traduction libre : le dévoilement du maintenant. Il est entendu dans la tradition biblique, même avant l’apocalypse, dans le quatrième livre de l’Evangile, celui de Jean, il est entendu qu’à la fin des temps, il y aura un dévoilement : ce qui est caché dans notre temps et dans notre monde est promis à se dévoiler à la fin des temps : vous avez le secret du passage du dévoilement à la fin des temps. Dans l’apocalypse de Jean qui a donné son climat littéraire au mot, c’est explicitement de cela qu’il s’agit : la révélation, les choses cachées, la fin des temps, la vision dernière. Alors j’accepte non seulement le sens initial d’apocalypse- dévoilement- mais aussi le sens dérivé de fin. Je veux dire par là que la question qui sera celle du séminaire dans sa toute première détermination, ne prend effectivement son sens que dans le climat de la fin. Autrement dit, la question de Dieu revient apocalyptiquement, par explosion du dévoilement. Je vais tout de suite mettre une distance sur le terme même de fin : avant que de signifier de très grandes explosions -cf. les événements les plus récents- le terme de fin a déjà eu une gravité philosophique très décisive : on parle précisément de la fin de la philosophie, depuis Hegel, on parle de cette fin en liaison avec la fin de l’histoire, en liaison avec quelque chose qui a à voir avec le sens second de l’apocalypse. Lévinas lui-même a souligné que sa manière neuve de soulever la question de Dieu était liée à la fin de la philosophie. J’extrais le passage suivant d’un texte de Lévinas déjà cité dans De Dieu qui vient à l’idée :

« Le moment où, dans l’histoire spirituelle de l’Occident la philosophie devient suspecte, n’est pas quelconque. » (p. 126)

A partir de Hegel vont se faire entendre toute une série de protestations (un grand nom qui vient tout de suite : Kierkegaard) contre le système, contre sa clôture et des domaines entiers d’expression de la pensée vont se découvrir à l’occasion de cette clôture, à l’occasion de cette fin. Le marxisme, le mouvement prolétarien est la meilleure illustration de la chose : Marx est explicitement parti de la fin de la philosophie : il n’est plus temps de comprendre le monde, il s’agit de l’interpréter, et donc l’âge de l’au-delà de la philosophie est ouvert à partir de ce moment là. Voici la manière dont le dit Lévinas :

« Le moment où, dans l’histoire spirituelle de l’Occident la philosophie devient suspecte, n’est pas quelconque. Reconnaître avec la philosophie -ou reconnaître avec philosophie- que le Réel est raisonnable et que seul le Raisonnable est réel et ne pas pouvoir étouffer ni couvrir le cri de ceux qui, au lendemain de cette reconnaissance, entendent transformer le monde, c’est déjà marcher dans un domaine du sens que l’englobement ne peut comprendre et parmi des raisons que la  » raison  » ne connaît pas, et qui n’ont pas commencé dans la Philosophie. Un sens témoignerait donc d’un au-delà qui ne serait pas le no man’s land du non-sens où s’entassent des opinions. Ne pas philosopher ne serait pas  » philosopher encore  » ni succomber aux opinions. Sens témoigné dans les interjections et dans les cris, avant de se dévoiler dans les propositions, sens signifiant comme commandement, comme ordre que l’on signifie. » (p. 126)

Vous reconnaissez la thématique propre à Lévinas, le nom de Dieu dans cet extrait n’est pas cité mais il est présent dans tout l’article puisqu’il s’intitule :  » Dieu et la philosophie « . Cette manière nouvelle qu’a eue Lévinas de soulever par- delà la fin de l’histoire, fin de la philosophie, fin proclamée de la métaphysique, la question de Dieu, cette manière nouvelle a elle-même un précédent qui a retenu mon attention. On aurait pu prendre du recul avec Hegel lui-même, il se trouve qu’un philosophe qui a été le compagnon et le critique jusqu’à la fin de Hegel, j’ai nommé Schelling, a lui aussi voulu tirer les conséquences positives de la fin de la philosophie. C’est lui qui est à l’origine de cette distinction-sur laquelle nous reviendrons longuement- entre la philosophie négative et la philosophie positive. J’ai utilisé à plusieurs reprises cette expression en parlant de Lévinas, c’est une expression empruntée à Schelling. Le grand projet de Schelling : achever la philosophie négative pour faire place à la philosophie positive. Je vous lis un extrait d’une lettre où il exprime très bien ce projet :

« Le travail qui m’occupe mobilise toutes mes pensées, mon intention est d’en finir complètement avec la philosophie négative, de mener la chose à un terme irréversible de sorte qu’il n’y aura plus à y revenir. J’estime ce travail nécessaire, parce qu’aussi longtemps qu’on ne lui rend pas son juste droit, elle élève toujours au moins des instances tacites contre la philosophie supérieure, positive et personne ne s’adonne à celle-ci de toute son âme, par là je suis contraint de reprendre tout mon système antérieur. »

Alors ce qui m’intéresse dans cette distinction, c’est elle qui va retenir tout notre effort méditatif, c’est cette inversion de ce qu’il appelle la philosophie négative-au fond la philosophie héritée, la philosophie classique qui s’achève à son époque, la philosophie du concept- et qui doit faire place au positif de la révélation. Schelling l’appelle : philosophie positive. D’où un problème : est-il exact qu’au-delà de la philosophie négative, -nous prenons une liberté par rapport à l’expression de Schelling -est-il exact qu’au-delà de la philosophie, c.à d. au-delà de la fin de la philosophie, c’est encore la philosophie qui doit dire le positif. C’est toujours sous une forme ou sous une autre la question que nous rencontrons dans l’étude du texte de Lévinas. Je rappelle les formulations du séminaire de l’an dernier : quand il s’agissait de déborder la phénoménologie, explicitement quand il s’agissait de déborder le présent husserlien à partir de la trace, Lévinas décide une inversion, il recourt pour entendre la trace, à une intervention d’un positif, ce n’est pas la trace au sens de Derrida, c’est la trace du Dieu biblique. Comment ce positif intervient-il dans le texte philosophique ? Comme une rupture ou comme l’annonce d’une nouvelle philosophie ? Dans les termes de Schelling, c’est une nouvelle philosophie, il le dit explicitement : c’est une philosophie positive. C’est plus problématique chez Lévinas, pourtant dans des moments de relâchement, de discussion avec des journalistes, il est arrivé à Lévinas de dire que toute son ouvre, toute sa tentative consiste à retrouver un rapport au Dieu  » naturel « , un Dieu qui s’impose naturellement à la pensée humaine. C’est suffisamment exagéré comme formulation pour qu’on s’en méfie tout de suite, elle ne relève pas des très grands textes de Lévinas, mais enfin ça a été dit, cela a un certain sens, quelque part l’idée, qui est dite aussi dans le titre cartésien de ce recueil, l’idée que Dieu vient à l’idée, c’est l’idée, donc c’est encore de la philosophie, cette ambiguïté-pour reprendre une notion lévinassienne- est au cour de toute lecture du texte de Lévinas, et elle le relaie. Il est vraisemblable que via Rosenzweig Lévinas a connu certains des textes de Schelling, mais jusqu’où ?

J’ai nommé Rosenzweig, le troisième nom qui nous intéresse dans notre séminaire, Rosenzweig pour qui Schelling a eu une grande importance pour la formulation de son grand livre, L’étoile de la rédemption, Rosenzweig qui avec ce livre, veut en finir avec le système, le discours qui va de Ionie- c’est à dire la Grèce- à Iéna- c’est à dire Hegel. Pour le dire de manière encore plus percutante : c’est lui qui n’a voulu au fond écrire qu’un seul livre- L’étoile de la rédemption est son premier et son dernier livre-, de manière consciente, pas de manière contingente : il n’a pensé, il n’a voulu écrire que ce livre, il a écrit d’autres choses, mais pas un livre.

Schelling était un compagnon de Hegel et de Hölderlin dans ses premières années de jeunesse estudiantine, ils étaient des admirateurs passionnés de la révolution française qui se déroulait à ce moment là, c’est à peu près leur âge à ce moment là, ils ont commencé à écrire leurs premiers textes à cette période, il y a toute une série de textes importants mais qui ne nous intéresseront pas comme tels de ce qu’on appelle le premier Schelling. Ce qui va nous intéresser c’est à partir d’un livre, Les âges du monde, ce qu’on appelle la dernière philosophie de Schelling.

Je voudrais reprendre le fil de ma présentation de la question : maintenant que nous avons pris du recul sur la notion de fin -la fin peut ne pas être le 11 septembre, la fin est une époque, non pas nécessairement l’imminence d’une clôture explosive-, il est arrivé à Derrida de dire dans un colloque : il s’agit d’une fin qui n’en finit pas de finir. Retenir le terme d’apocalypse tel que je l’ai fixé n’est pas retenir l’apocalyptisme, (la précipitation de la fin), il n’est pas du tout exclu qu’il faille entendre le temps d’une fin : la fin comme fin de la philosophie, c’est déjà toute une époque, presque deux siècles. Avec ce recul pris par rapport la notion de fin, je peux risquer de revenir aux actualités de l’actuel : ces tours qui grattent le ciel et s’effondrent sous terre. Dans le grand désordre de l’actuel, trois noms se détachent, monstrueusement dévoilés, par monstrueusement je veux dire : dévoilés sans que l’ordre en soit clair : Occident, Islam et Israël. L’Occident, tour géante jetée vers le ciel, immense accumulation, originellement babélienne, civilisation, la seule sans doute au sens fort : je tiens contre l’usage historien, empirique du terme  » civilisation  » que la seule civilisation est occidentale. Si par civilisation on entend la parure de l’humain, comme on dit un homme civilisé, vêtu dans tous les sens du terme. La parure, le déploiement bigarré- par bigarré je retrouve le vieux terme de Platon de « poikilos » que Philon d’Alexandrie a précisément utilisé pour traduire la « ketonet » la tunique de Yossef qui elle-même a toute une histoire puisqu’elle renvoie à la tunique de peau d’Adam ha richon. L’histoire de cette tunique est intéressante : elle a été volée précisément par Nemrod, l’architecte de la tour géante, Nimrod, le grand chasseur devant l’Eternel, celui dont le nom par excellence – « mered » – incarne la rébellion consciente contre Dieu : Dieu connu et refusé. La tour géante est signifiée en son fond. Vous savez qu’une des grandes questions que se sont posées les Maîtres : pourquoi la génération de Noah a été détruite -ils ont volé, mais ils n’ont fait  » que  » voler- alors que la génération de la tour a été épargnée, alors qu’ils ont fait plus que voler ! Ils se sont révoltés contre Dieu lui-même, ils ont nié l’essentiel, or la génération de l’Arche a péri et pas la génération de la tour. La réponse, c’est que dans cette génération ils savaient se parler entre eux, il y avait un sens du chalom, tout le sens même qui est suggéré dans le terme de civilisation. Lieu d’accumulation, de tolérance, lieu du marché mondial, ce lieu de la bigarrure du multiple, pourtant, se veut unifiant. Sous le terme d’Occident ce type d’articulation du multiple et de l’unification s’entend.

Un deuxième nom, l’Islam : Ichmaël est né d’Abraham, ce monothéisme radical, et pourtant les versets eux-mêmes nous disent à propos du rire d’Ichmaël aperçu par Sarah: ce rire là, nous dit Rachi, signifie l’avoda zara, l’idolâtrie ; il y aurait une manière d’articuler le monothéisme radical avec l’idolâtrie, semble-t-il. C’est une autre articulation : sous l’hégémonie d’une unicité proclamée, une victoire paradoxale du multiple. Sous la proclamation de l’unique, une pulvérulence de désirs est suggérée. Un autre passage important du verset, c’est lorsqu’Avraham lave les pieds de ses visiteurs, Rachi dit : parce que les Arabes avaient l’habitude d’embrasser la poussière. Ce rapport paradoxal entre une manière sauvage de cultiver le multiple, comme une tribu du désert et un projet d’Unique qui peut donner lieu à un empire, la structure paradoxale- l’expression est de Jean-Claude Milner- est remarquable, d’une tribu-empire, voilà cet autre visage du monothéisme qui est délivré par le deuxième nom.

Et puis le troisième nom, qu’il intervienne dans les actualités sous la forme : « c’est la faute à Israël », sous la forme de l’Etat ou de la politique ou bien comme à la conférence de Durban sous la forme de : « One Jew, one bullet », un Juif, une balle, c’est évidemment le troisième nom de cette monstrueuse articulation d’aujourd’hui.

Ce qui nous intéresse : le noyau du dévoilement dans cette articulation. Je vais prendre un passage sur lequel nous reviendrons, c’est là que tout l’effort méditatif aura lieu. Il s’agit d’un extrait d’un texte de Schelling, intitulé Le monothéisme. La situation de ce texte dans l’édition des ouvres de Schelling est très significative : Le monothéisme est la première partie de ce que Schelling appelle : La philosophie de la mythologie, c’est à dire du paganisme. C’est comme si je vous disais : pour introduire le paganisme il faut commencer par le monothéisme, ça vous surprendrait : c’est de cette surprise qu’il s’agit avec Schelling. Qu’il y aurait pour entendre ce qui s’est joué dans les grandes mythologies, la grecque principalement, mais aussi l’indienne, l’égyptienne, la chinoise, il y aurait pour comprendre la mythologie comme elle demande à être comprise, c’est à dire d’elle-même, pas avec des a priori, pas au nom d’un sens qu’on lui prêterait de l’extérieur, il y aurait à commencer par un concept de monothéisme, comme si le concept de monothéisme, c’est cela même qui introduit à l’intelligence du polythéisme, comme s’il fallait sous l’un proclamé, lire le multiple. Je vous lis un texte important :

« Si l’on veut découvrir le vrai sens d’un tel concept [le monothéisme] son sens effectif ressortissant non pas à l’école [c’est- à dire un sens purement académique] mais à l’humanité, il faut voir comment il s’est annoncé pour la première fois dans le monde. Il n’y a pas de parole mieux attestée sur l’unité de Dieu que l’apostrophe capitale et classique adressée à Israël : “Ecoute Israël, ‘Le Nom’ ton Elokim est un unique ‘Nom’.” [Si on avait à traduire, on dirait : Ecoute Israël, le Nom, notre Elokim, le Nom unique. C’est un peu différent]. Ce qui ne veut pas dire : il est unique, il est ehad purement et simplement, mais il est un unique nom en quatre lettres, c’est à dire qu’il n’est unique qu’en tant que nom en quatre lettres, comme le vrai Dieu ou selon sa divinité et il est donc permis de dire qu’abstraction faite de son être  » Nom en quatre lettres « , il peut être pluriel. »

Nous disons : Ecoute Israël, le Nom est notre Elokeinou, le Nom est unique. Rachi : Le Nom est notre Elokim (l’Elokim d’Israël), le Nom est unique, (le Nom est Elokim de toutes les nations). Voilà comment Rachi présente le pchatt de la proclamation. Le Nom, il s’agit de ce qu’on appelle Dieu, mais comme Dieu n’a aucun sens dans la tradition d’Israël, il vient de théos et au sens strict du polythéisme il est exclu et c’est une preuve de sagacité de la part de Schelling de prendre le Chema Israël et de donner les termes en hébreu, puisque cela permet de casser avec le théos. Le Nom Elokénu renvoie à nous, comme si le Nom renvoyait à ce sujet qui le porte, qui le soutient, ce chariot qui le transporte, nous. Nous, ça a l’air d’être étroit, ça n’est que nous. Deuxième temps : le Nom est Un, c’est à dire pour tous. Voilà comment se dit chez Rachi de la manière la plus obvie la lecture de cette proclamation. Comment lit Schelling ? Il lit : le Nom (Elokénu ou Elokekha peu importe pour le moment) -il introduit la copule : est, qui n’existe évidemment pas dans le texte hébraïque- est un unique Nom.

Nous avons dit : le Nom? unique, Schelling dit : le Nom est unique Nom. Qu’est-ce que Schelling veut souligner en disant : est unique Nom et pas simplement : il est unique. Qu’est-ce qu’il modifie par rapport à l’interprétation obvie -celle que donne Rachi-, en disant : est unique, Dieu unique en quatre lettres. Il explicite :  » C’est-à-dire qu’il n’est unique qu’en tant que Nom.  » Le Nom en quatre lettres est unique, mais si je dis qu’il est unique-parce que je vois qu’il y a un deuxième nom : Elokim- c’est pour dire une restriction. Il n’est unique qu’en tant qu’il est le Nom, et donc par ailleurs il est pluriel.

Si on ajoute le Nom est unique Nom, il n’est unique qu’en tant que Nom. Pourquoi ai-je dit : le Nom Elokenu est unique en tant que Nom, c’est nécessairement pour dire que lorsque je vais traiter d’Elokenu je désigne le pluriel. Elokim est au pluriel : il y a un usage de pluriel dans les versets : le verset peut utiliser le nom d’Elokim opérant la création dans les premiers chapitres de la Genèse au pluriel, au risque d’entendre que c’est un pluriel qui est à l’origine, à l’ouvre dans la création du monde. Risque souligné par Rachi. Dans la lecture classique de Rachi, c’est le Dieu de tout le monde : cela vient du ehad final de la proclamation, pas d’Elokim. Le Elokim est donné précisément dans la proclamation comme Elokénu, il renvoie à Israël selon Rachi. Pour Schelling, Elokénu renvoie à Israël -peu importe, c’est de toute façon un Israël allégorique- ce qui l’intéresse, c’est l’articulation du deuxième temps de la proclamation : qu’est-ce que cela veut dire qu’il est unique, qu’il est ehad ? Non pas du tout ce que dit Rachi : dès le début Elokeha est universel, puisqu’il peut parfaitement entendre Israël comme déjà nouvel Israël, déjà comme tout le monde, ça ne l’intéresse pas. S’il doit entendre quelque chose de la proclamation faite à Israël ce n’est pas la proclamation faite à un groupe particulier. Il a les moyens théoriques de ne pas être intéressé par cela parce qu’il a déjà entendu Israël de manière allégorique comme étant le représentant de tout le monde. Schelling entend dans la deuxième partie : positivement cela veut dire qu’il est unique Dieu et il faut entendre : il n’est unique qu’en tant que Dieu Nom en quatre lettres. Tout son objectif sémantique est d’arriver à ce résultat, il est par ailleurs, abstraction faite de cela, pluriel. Il lit dans la proclamation monothéiste une restriction. Ce qui l’intéresse : dans le monothéisme lui-même est impliqué nécessairement le polythéisme. Il y a dans le concept de monothéisme une restriction nécessaire, requise. Il n’est qu’au titre de Nom. Ce ne..que, la restriction est d’incalculable portée : il y aurait un moment nécessaire, pour qui proclame le monothéisme, de référence au paganisme. Schelling essaie de penser le rapport qu’il y a entre la révélation proprement monothéiste et ce qui s’est joué dans la mythologie. Il dit que cette révélation du Dieu unique implique quelque part un débat avec un divin qui se présente autrement. Si la révélation a été donnée à un peuple particulier à un moment donné, cela veut dire qu’avant le divin s’est présenté de manière différente : s’il est unique avec Israël, avant il est multiple. On est d’emblée dans le multiple avec la mythologie grecque.

Avant de se référer aux religions plurielles en tant telles, je veux poser la question : dire que le divin unique s’est révélé à un moment donné, cela signifie qu’avant il s’est révélé autrement, comme multiple, dire cela n’est pas une proposition évidente, c’est le lieu de notre question. La question est bien de savoir si la révélation de l’Un, de l’unique, est originelle ou non. Est-ce qu’il y a une Torah de Adam ou non ? La Torah d’Israël elle-même, dont on peut dire qu’elle est révélée à un moment donné, est-ce qu’on peut dire qu’elle est la reprise d’une révélation originelle ou non ? Schelling tourne autour de cette massive question de la révélation donnée à Adam ha richon lui-même. Ce sont ces textes qui vont nous occuper. Au bout du compte, ce que nous interrogeons, c’est le sens d’un positif de la révélation. Pour Schelling, ce positif est historique, la facticité est historique. Est-ce qu’il n’y a pas dans la Torah d’Adam la possibilité de dire que la facticité est originelle, qu’elle n’est pas historique ? Tout le christianisme se veut historique : le christianisme requiert de dire que la révélation unique s’est donnée à un moment donné à Israël et après a été reprise et renouvelée par le christianisme lui-même. La proposition dogmatique chrétienne de l’unité de la personne à trois tourmente Schelling : il va nous révéler- ce qui est tout à fait important pour notre compréhension de l’Occident- la liaison essentielle entre le paganisme et le christianisme. J’aime à rappeler la grande question qui s’est posée à Augustin, un des grands pères de l’Eglise : l’empire romain s’effondrait sous les coups des barbares de partout et s’offrait de l’intérieur à ces nouveaux barbares qu’étaient les chrétiens, ces obscurantistes qui étaient en train de ramasser l’empire à la petite cuillère. La grande question qui s’est posée aux fondateurs de l’église chrétienne : tout l’empire romain me tombe dessus, je reçois en héritage Virgile et Ovide, qu’est-ce que je fais ? Je brûle ou je prends ? Je casse ou je dépasse ? Je prends ce multiple et je l’intègre, j’accumule ou bien je casse comme un certain Avraham a fait ?

Rachi dit : l’usage du pluriel est un piège : cet usage du pluriel, les maîtres en prennent les risques car il y va d’un enseignement, mais ils savent que ceux qui voudront l’utiliser dans un sens contraire à l’unicité, au monothéisme, vont l’utiliser. Et avant Schelling, ce pluriel a été utilisé génération après génération.

Notre question est le noyau du dévoilement de toute cette articulation entre les trois visages du monothéisme, notre question est : est-ce qu’il faut entendre la présence du pluriel sous l’unique ou bien la présence du pluriel dans le mot divin  » Elokim  » comme le fait Schelling ? Est-ce qu’il y a donc au bout du compte une nécessité du paganisme, une reprise du paganisme pour accomplir la révélation monothéiste elle-même ?
Nous avons croisé cette question dans notre interrogation sur Lévinas, sur la question la plus concrète qui soit, la jouissance. On s’était demandé, dans la phénoménologie de la jouissance chez Lévinas, s’il y avait une nécessité du paganisme, de la jouissance ou non. Ce qui est intéressant dans la formulation de Schelling, c’est que contrairement aux présentations pieuses qui présentent le christianisme dans son rapport à son père qui est Israël, Schelling va à cette présence dans l’immense accumulation : le christianisme c’est cette immense accumulation, le christianisme puise dans la multiplicité de cette puissance. Comme disait Péguy : les légions romaines arrivaient, prenaient les dieux dans chaque bout de territoire qu’elles occupaient et entassaient tout cela, et la croix s’est mise dessus.

La pointe de notre méditation d’une certaine manière c’est cette lecture du Chema Israël par Schelling qui la noue.