Biographie d’Emmanuel Lévinas

L’Institut d’études lévinassiennes propose dans cette page une biographie sommaire d’Emmanuel Lévinas, mais différentes activités de l’Institut sont consacrées à un travail de recherche plus complet (consultez la page générale pour cela). L’Institut inaugurera une exposition consacrée à la vie d’Emmanuel Lévinas, illustrée par des photographies, à la rentrée 2002-2003.

“Une biographie …dominée par le pressentiment et le souvenir de l’horreur nazie.”
Emmanuel Lévinas, Signature in Difficile liberté.

L’hébreu et le russe

Emmanuel Lévinas naît le 12 janvier 1906 à Kovno en Lithuanie, patrie de la plus haute intellectualité juive depuis le Gaon de Vilna “le dernier grand talmudiste de génie” (FP-EL, p. 63) qui y a vécu et enseigné deux siècles auparavant.s

La vie juive va de soi pour tout le monde. La collectivité vit au rythme et selon les préceptes de la tradition juive.

“Sans qu’on ait pour autant à prendre pour cela une décision spéciale, naturellement.” FP-EL, p.66

Le père d’Emmanuel Lévinas a quitté le quartier juif, où demeurent les grands-parents. Il tient une librairie. L’avenir des enfants — Emmanuel Lévinas a deux frères — se dit en russe, langue parlée à la maison. Pour l’hébreu, un maître particulier vient l’enseigner selon des méthodes pédagogiques novatrices. Texte étudié : la Bible, sans les commentateurs. On retrouve le maître d’hébreu “premier élément de confort” (EL) à chaque étape des pérégrinations familiales.

En 1914, à la déclaration de guerre, la famille fuit l’avancée des armées allemandes. Elle finit par s’installer à Karkhov, en Russie, jusqu’au retour en Lithuanie, en 1920, une fois la guerre terminée et après les premières manifestations menaçantes contre les juifs de la jeune révolution bolchevique.

A Karkhov, malgré le numerus clausus (5 juifs seulement sont admis), Emmanuel Lévinas entre au lycée.

“L’entrée au lycée [fut] célébrée à la maison comme une véritable fête de famille et une promotion ! Comme un doctorat !” FP-EL, p. 67

Il y fait toutes ses études secondaires.

La lecture des grands écrivains russes — Pouchkine, Lermontov, Tolstoï, Tourgueniev et surtout Dostoïevski l’ouvre aux questions métaphysiques.

“Livres traversés par l’inquiétude, par l’essentiel, l’inquiétude religieuse, mais lisible comme quête du sens de la vie.” EL

Strasbourg : l’entrée en langue française

“C’est le sol de cette langue qui est pour moi le sol français.”

Egalité – Fraternité

A Strasbourg, Emmanuel Lévinas éprouve le français dans son excellence, sa noblesse. Il rencontre, avec ses professeurs, la jeune élite par sa formation universitaire (l’ENS), par ses soucis éthiques — ils étaient adolescents au moment de l’affaire Dreyfus.

“Ils gardèrent moins le souvenir du fait qu’en pleine civilisation une injustice ait été possible que du triomphe remporté par la justice… De leur face émanait comme un rayonnement.” EL, Difficile liberté.

Maurice Pradines, professeur de philosophie générale étudie les rapports entre l’éthique et la politique. Il donne “l’affaire Dreyfus comme exemple de l’éthique vainqueur du politique.” (EL).

Charles Blondel, professeur de psychologie, anti-freudien.

Maurice Halbwachs, sociologue ; il meut assassiné pendant la guerre de 39-45.

Henri Carteron, professeur de philosophie antique, auquel succède Martial Guéroult.

Il découvre :
– la philosophie nouvelle de Bergson — “toutes les nouveautés de la philosophie du temps moderne et post-moderne, et en particulier la vénérable nouveauté de Heidegger, ne seraient pas possible sans Bergson..”
– la camaraderie, et surtout l’amitié avec M. Blanchot. Il admire son élégance, son aristocratie de sensibilité, de pensée ; son exigence, son refus de la facilité. Grâce à Blanchot, son mentor en philosophie, Emmanuel Lévinas lit Proust et Valéry.

Compagnonnage et échanges intellectuels constants par delà les positions politiques fracassantes de M. Blanchot, dans les années 30 et en 68.

La phénoménologie : détour par l’Allemagne

A l’institut de philosophie de Strasbourg, sur le conseil de Gabrielle Peiffer, Emmanuel Lévinas lit Recherches logiques de Husserl. Il eut l’impression “d’avoir accédé à de nouvelles possibilités de pensée.” Pour creuser son sillon, il suit, à la faculté théologique protestante, les cours d’un ancien élève de Husserl, le pasteur Jean Héring, puis décide de remonter à la source même de cette pensée, Husserl. Il se rend donc à Fribourg en Bresgau en 1928 où professe Husserl.

Il y passe deux semestres, mars-juillet 1928 et octobre-février 1928/1929, à suivre les cours et à fréquenter la maison du maître. Quand, au cours de l’hiver 28-29, Husserl interrompt son enseignement pour se consacrer à la mise au point de ses œuvres, Emmanuel Lévinas s’inscrit au cours de son successeur, Martin Heidegger, dont il avait déjà lu — en allemand, bien sûr — Sein und Zeit.

Encouragé par Heidegger, appuyé par Charles Blondel, Emmanuel Lévinas peut participer aux rencontres de Davos.

Du côté français se retrouvent comme enseignant, entre autres, Léon Brunschvig, comme étudiants Maurice de Gandillac et Jean Cavaillès ; du côté allemand, les professeurs Ernst Cassirer, néo-kantien, proche de L. Brunschvig et M. Heidegger. Emmanuel Lévinas est “un défenseur de Husserl et Heidegger, un Lituanien qui va publier un article sur Husserl dans la Revue Philosophique.” (J. Cavaillès – lettre à sa sœur – in MAL-EL). Etranger, mais ce qui le signale, ce qui importe, c’est sa posture philosophique. Il a part égale aux échanges, aux promenades et même aux facéties.

Issu de cette période d’intense étude, un premier écrit d’Emmanuel Lévinas, un résumé critique Sur les Idées de M. Husserl paru dans la Revue Philosophique de la France et de l’Etranger.

Il soutient sa thèse de doctorat en 1930, à Strasbourg : “Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl.” Maurice Pradines dirige sa thèse. Couronné par l’Institut, sur recommandation de L. Brunschvig, elle fut publiée chez Vrin.

Pendant toute cette période où, avec une sérieuse ardeur, il s’assimile les méthodes et les pensées les plus neuves pour lui, mais aussi pour le public français, il réserve la part du juif en lui : chaque année il retrouve sa famille en Lithuanie et ses livres hébreux.

Paris 1930

Installation, édification d’une maison juive

Rumination philosophique

Comme pour ses professeurs et ses camarades, Strasbourg n’est qu’un jalon avant Paris. Il y vient après sa soutenance de thèse, entre dans l’administration scolaire de l’Alliance Israélite Universelle, créée en 1860 pour venir en aide aux juifs de tout pays où ils n’avaient pas statut de citoyen, pays du bassin méditerranéen, d’Europe (Pologne) ou d’Asie : son rôle a consisté essentiellement à créer dans ces pays des écoles françaises. Il reste ainsi au contact de “l’épreuve juive”. En liaison avec des juifs de partout, leurs problèmes concrets dans chaque situation sociale ou politique particulière. Il s’installe près de l’école avec sa femme qu’il a connue à Kovno et épousée en 1932.

Dans son exploration philosophique, double souci : s’approcher du plus haut, de l’aristocratie ; rechercher là où s’élabore le nouveau.

A la Sorbonne, il suit les cours de Léon Brunschvig, “le pape de la philosophie en France” (MAL-EL). L. Brunschvig, Français de confession israélite, né à Paris en 1869, ENS en 88, agrégé en 91. Docteur en 97. Professeur à la Sorbonne en 1909. Caïman de philosophie en 1922 à l’ENS, où il a pour élèves Sartre, Nizan, Aron.

A la Société Française de Philosophie il rencontre Jean Wahl, il participe aux soirées “avant-gardistes” de Gabriel Marcel. Il peut y entendre un exposé de JP Sartre.

Période où Emmanuel Lévinas engrange, mais ne produit que peu de textes — une traduction des Méditations cartésiennes de E. Husserl, en collaboration avec G. Peiffer en 1931.

1933 : montée du nazisme

“Ce mal d’être”. “Cette espèce de désespoir ininterrompu qu’a été la période hitlérienne de l’Europe se levant du fond de cette Allemagne si fondamentale, cette Allemagne de Leibniz et de Kant, de Goethe et de Hegel.”

Martin Heidegger, le professeur tant admiré, proclame sa foi en Hitler.

L’ami Maurice Blanchot, emporté par une certaine idée de la France, vitupère les juifs dans la presse nationaliste.

Sur fond de cette détresse, point un type nouveau de relations, avec la vague de philosophes venus de Russie comme Lévinas, via l’Allemagne : Kojève, Koyré ; Jacob Gordin surtout, en qui se joignent savoir occidental et judaïsme orthopraxique (1).

Toute cette période, à l’exception de De l’évasion publié in Recherches Philosophiques en 1935, il écrit des articles dans des revues juives, des articles d’analyse sur le fait juif et la situation créée par l’hitlérisme.

“L’hitlérisme est la plus grande épreuve — l’épreuve incomparable — que le judaïsme ait eue à traverser…. Ce qui donne à l’antisémitisme hitlérien un accent unique et en constitue, en quelque manière, l’originalité, c’est la situation sans précédent où il a mis la conscience juive… Le sort pathétique d’être juif devient une fatalité… Le juif est inéluctablement rivé à son judaïsme.”
EL in Paix et droit, 1935

La captivité (1939-1945)

A la déclaration de la guerre, Emmanuel Lévinas est mobilisé, comme interprète pour le russe. Naturalisé en 1931, il avait fait aussitôt son service militaire. Fait prisonnier et envoyé en captivité en Allemagne, il est protégé, quoique juif, par le statut de prisonnier de guerre. Il lit beaucoup et commence à écrire De l’existence à l’existant.

Après la Shoah, comment oser survivre ?

Toute la famille de Lévinas, restée en Lithuanie, a été massacrée. Sa femme et sa fille avaient pu se réfugier chez les sœurs de Saint Vincent de Paul, près d’Orléans.

Survivre ? En ressuscitant les textes juifs. Il reçoit l’appui du docteur Nerson, voisin et ami très proche, venu du judaïsme alsacien encore très vivant, avec qui il est “en communion quotidienne”. A Strasbourg, Nerson avait connu Chouchani, homme étrange et mystérieux, talmudiste de génie. Il devient le maître exigeant d’Emmanuel Lévinas, lui enseigne comment “souffler” sur la “cendre des textes” pour en faire flamboyer le sens. C’est alors qu’à ces textes il “commence à y consacrer beaucoup plus de temps, à [s]’y intéresser d’une manière beaucoup plus directe. Jamais comme à un objet, toujours comme à [sa] propre substance.” (EL)

Par ce même sens du partage qui, aux jeunes juifs en butte aux discriminations dans diverses régions du monde occidental et arabe, lui avait fait prodiguer les ressources de la culture française dont il avait lui-même bénéficié, Emmanuel Lévinas fait rayonner ses découvertes de la sagesse talmudique :
– au cours des leçons du shabbat matin à l’ENIO, dont il est devenu directeur en 1946.
– dans les Colloques des annuels des intellectuels juifs, à partir de 1957
– dans les publications juives

Ces écrits et communications ont été ensuite rassemblés et edités en volumes : Difficile liberté (1963); Quatre lectures talmudiques (1968); Du sacré au saint, Cinq nouvelles lectures talmudiques (1977); L’au-delà du verset, Lectures et discours talmudiques (1982); A l’heure des nations (1988); Nouvelles lectures talmudiques (janvier 96).

Cette assise retrouvée dans le texte juif coïncide avec une féconde élaboration philosophique :
– De l’existence à l’existant (1947)
– Le temps et l’autre (1947)
– En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger (1949)

Il rédige une thèse d’état, suivant le conseil de Jean Wahl, publiée en 1961 : Totalité et Infini qui lui ouvre les portes de l’université et lui apporte la notoriété.

En 1963, il est chargé de cours à Poitiers. De 68 à 72, maître de conférences à Nanterre, où il assiste, de loin, et un peu méfiant, aux événements de 68, où plonge par contre son ami Blanchot, au côté des contestataires.

Enfin, ultime consécration, il est nommé professeur à la Sorbonne de 73 à 76. Sa retraite effective intervient en 79. Professeur qui préfère, au cours magistral, l’enseignement sur texte.

Pendant cette période, il fait paraître :
– L’humanisme de l’autre homme (1972)
– Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (1974)
– Noms propres (1976)
– Sur M. Blanchot (1976)

Penser-à-Dieu

Penser l’un, du sein de la philosophie et de l’expérience juive. Les derniers écrits d’Emmanuel Lévinas rendent compte de cet effort :
– De Dieu qui vient à l’idée (1982)
– Ethique et Infini (1982)
– Transcendance et intelligibilité (1984)
– A l’heure des nations (1988)
– Entre nous (1991)

Emmanuel Lévinas a été réuni à ses pères le 24 décembre 1995.

Notes

1. Même alliance chez Franz Rosenzweig, qu’il lit à la même époque , en allemand (Der Stern der Erlösung). Retour au texte

Abréviations utilisées dans cet article

EL : Emmanuel Lévinas.
FP-EL : François Poirié, Emmanuel Lévinas.
MAL-EL : Marie-Anne Lescourret, Emmanuel Lévinas.
EL DL : E. Lévinas, Difficile liberté

Références d’ouvrages

Roger Burgraeve : Emmanuel Lévinas
correspondance
Emmanuel Lévinas, penseur entre Jérusalem et Athènes
Chronologie succincte mais précise à la fin du livre de F. Poirié.