Portrait de Benny Lévy
Benny Lévy

Co-fondateur et ancien directeur de l'Institut d'études lévinassiennes

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Alain Finkielkraut

Ecrivain, Co-fondateur de l'Institut d'études lévinassiennes

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La Mémoire, l’Oubli, Solitude d’Israël

Conférence

Année 2000-2001 : Année 2000-2001

Séance 1 : mercredi 14 février 2001

19h30
Gerard Behar Center

Enregistrement vidéo

Extraits du grand débat du 14 février 2001. Utiliser le bouton de playlist en haut à gauche pour passer d’une partie à l’autre.

Le 14 février 2001 à 19h30, salle Gérard Béhard, s’est tenu à Jérusalem le premier grand débat organisé par l’Institut, en présence de son Excellence, l’Ambassadeur de France en Israël, M. Jacques Huntziger. Thème du débat : « La Mémoire, l’Oubli, Solitude d’Israël ».

Plusieurs articles de presse ont paru afin de couvrir l’événement.

 

Alain Finkielkraut, « Benny Lévy, la foi de la philosophie », Libération, 24 janvier 2000

Nos remerciements au journal Libération et notamment à Jean-Michel Helvig pour nous avoir autorisés à diffuser l’intégralité de cet article sur ce site.

La France, en se mondialisant, s’est-elle simultanément provincialisée ? L’aspiration, certes un peu prétentieuse, à un rayonnement international ne relève-t-elle plus que de l’archive ou du musée ?
Un événement en apparence anecdotique – la fermeture du séminaire doctoral de philosophie de Jérusalem – autorise à se poser la question. Ce séminaire était l’ultime vestige d’une école extra-muros ouverte par l’université de Paris-VII à l’automne 1996. L’idée était audacieuse : le succès fut immédiat et foudroyant. Benny Lévy, qui en était le maître d’œuvre, assurait un cours hebdomadaire régulièrement suivi par une cinquantaine d’étudiants. Et plusieurs universitaires français – Pierre Chartier, Monique Dixsaut, Jean-Claude Milner, Jacques Derrida – ont tenu des séminaires ou des conférences devant un public, francophone et francophile, toujours nombreux.

L’école, pourtant, fut dissoute à l’automne 1997 par décision du conseil d’administration de Paris-VII : il ne fallait rien favoriser dans la Jérusalem de Netanyahou. Reconnaissant cependant l’excellence du travail de Benny Lévy, le président de l’université (nouvel élu) lui donna une lettre de mission pour continuer son séminaire et conduire les étudiants inscrits au terme de leur cursus. Benny Lévy chercha alors à restaurer l’idée d’école doctorale dans une autre université. Paris-I donna son plein accord et vota le projet. Mais cette université ne prévoyait pas que Benny Lévy puisse diriger le travail de recherche de ses étudiants. A l’automne 1998, une convention signée avec Paris-VII délégua pour deux ans le service de Benny Lévy à l’Alliance française. Le 9 septembre 1999, le Journal officiel annonça la transformation de l’Alliance française en annexe du centre culturel français de Jérusalem-Est. Or, l’Alliance française, association de droit israélien, ne peut être dissoute que par l’assemblée de ses membres. Celle-ci, réunie quelques semaines après l’annonce repoussa le projet de dissolution. Le 9 décembre, le président de Paris-VII informa Benny Lévy que l’Alliance française de Jérusalem ayant cessé d’exister, sa mission était interrompue.

Pourquoi cet acharnement ? Pourquoi cette illégalité ? La contribution française au renforcement du lien intellectuel entre Israël et l’Europe ne peut être que bénéfique à Israël, à l’Europe et à la France. Car ce lien s’est singulièrement distendu. Il est même à ce point tombé dans l’oubli que nul en Israël ne reprendrait aujourd’hui à son compte la formule provocante et profonde de Kurt Blumenfel, l’ami de Hannah Arendt : « Le sionisme est le cadeau de l’Europe aux juifs. » Mais qui s’en soucie? Depuis des décennies, l’attention du monde progressiste est obnubilée par le contentieux entre les juifs privilégiés venus d’Europe centrale et le second Israël formé par les juifs orientaux. Ce problème social est bien réel, mais il a fallacieusement conduit à taxer d’ethnocentrisme ces Ashkénazes qui tiennent le haut du pavé israélien, au moment même où s’éclipsait la culture européenne et où l’Amérique prenait possession des lieux.

Que l’american dream exerce son attraction sur les citoyens israéliens, cela n’a, en soi, rien de scandaleux : l’emprise de ce rêve est universelle. Mais que la philosophie continentale soit présente à Jérusalem, par la France et en français, c’est un programme dont l’importance ne devrait pas nous échapper pour que les mots de France fassent encore sens pour nous. Seulement voilà : le centre culturel français de Jérusalem a d’autres chats à fouetter que l’Europe ou la philosophie. Sous le titre Palestine 1948, 50 years after Al Nakba (50 ans après la catastrophe), il exposait ces jours-ci une carte d’Israël constituée des villes et des villages palestiniens « dépeuplée par l’invasion sioniste ». Ainsi, en guise de présence française, entretient-on la logique de guerre, alors même que Palestiniens et Israéliens prennent le risque du compromis et font l’effort de dépasser aussi bien leurs griefs réciproques que leurs clichés respectifs pour arriver à la paix. Est-ce donc l’installation en territoire ennemi qu’on a décidé de faire payer à l’Alliance française et aux séminaires qu’elle abritait ? Ou bien est-ce l’inquiétante trajectoire de Benny Lévy ?

Car, indéniablement, Benny Lévy fait peur. Ancien dirigeant de la Gauche prolétarienne, puis secrétaire de Sartre bousculant le vieil homme et dialoguant d’égal à égal avec lui, le voici désormais pieusement penché sur les lettres carrées de la Thora. Mao, Moïse : d’une radicalité, l’autre. Et l’on doit se dire, à Paris-VII comme dans les cercles diplomatiques, que le cléricalisme n’a pas été vaincu en France, il y a un siècle, pour qu’une université parisienne subventionne, à Jérusalem et au moment d’entrer dans le troisième millénaire, le camp des intégristes. Ce serait trahir notre vocation que de participer à l’affaiblissement des Lumières et de laisser, sans coup férir, la philosophie redevenir la servante docile de la théologie. Fort, sans doute de cette conviction, l’ambassadeur de France n’a pas eu besoin d’assister au séminaire de Benny Lévy pour émettre l’idée qu’il s’agissait d’un cours de religion : les faits ne parlent-ils pas d’eux-mêmes ? La biographie du maoïste reconverti n’est-elle pas assez explicite ?

Quand j’ai rencontré Benny Lévy en 1980, il sortait du militantisme et il n’avait pas encore opéré son « retour » au judaïsme orthodoxe. Dans le cadre d’un projet de « reportages d’idées » conçu par Michel Foucault pour le Corriere della Sera, nous sommes allés en Israël et en Egypte enquêter sur la fragile logique de paix mise en œuvre, grâce aux voyages de Sadate à Jérusalem, entre les deux pays. Benny Lévy se méfiait un peu de moi. Le Nouveau Désordre amoureux que j’avais écrit avec Pascal Bruckner, me valait dans son réseau l’épithète (flatteuse) de « libidinal ». Et, pour ma part, je me demandais anxieusement dans l’avion ce que j’allais faire avec le chef historique d’une organisation maximaliste et sectaire. L’improbable tandem du libidinal et du psychorigide a néanmoins tenu bon. Levinas que nous aimions déjà l’un et l’autre, que nous lisions avidement et dont nous ne tirions pas tout à fait les mêmes leçons, nous a permis de surmonter nos préjugés mutuels sans pour autant combler la distance qui nous séparait. Celle-ci s’est même accrue avec l’évolution de Benny Lévy. Il étudie les Ecritures et leurs commentaires ; quel qu’ait pu être, par ailleurs, mon propre parcours, je souscris sans réserve à l’exégèse délicieusement laïque que propose Saul Bellow de l’expression «Heureux comme Dieu en France» naguère employée par les juifs d’Allemagne et d’Europe de l’Est: «Dieu serait parfaitement heureux en France parce qu’il n’y serait pas dérangé par les prières, rites, bénédictions et demandes d’interprétation de délicates questions diététiques. Environné d’incroyants. Lui aussi pourrait se détendre le soir venu, tout comme des milliers de Parisiens dans leur café préféré. Peu de choses sont plus agréables, plus civilisées qu’une terrasse tranquille au crépuscule.»

Mais pour des raisons qui n’ont rien de psychologique, l’amitié a survécu à la distance. Benny Lévy, en effet, n’a pas fui la problématicité du monde dans l’obéissance et la prière. La certitude n’est pas son lot, ni le fanatisme souriant ni la sagesse définitive. Ce qui le caractérise, au contraire, c’est la rigueur, l’intensité, la véhémence même du questionnement. Et – faut-il le préciser ? – il pratique les règles de l’argumentation, non l’argument d’autorité. Timeo hominem unius libri : je crains l’homme d’un seul livre. Or, s’il pense dans le sillage de Levinas que la Bible n’engage pas seulement la foi mais qu’elle est essentielle à la pensée, Benny Lévy n’est, en aucune façon, l’homme d’un seul livre. A la manière de Ricœur, il s’efforce de tenir tous les livres ouverts devant lui. Et la phrase talmudique : les livres sont comme de la cendre ardente – une cendre qui devient flamme quand on souffle dessus – s’applique à son enseignement de la philosophie. Voilà pourquoi, au lieu de mener, comme il eût semblé naturel, à la brouille définitive, notre désaccord a nourri une conversation tout à la fois intermittente et interminable. Et, en mai 1997, j’ai tenu, à l’Ecole doctorale de philosophie de Jérusalem, un séminaire sur Hannah Arendt, la mal-aimée des Israéliens de tous bords.

Je ne cherche pas ici à me porter garant de l’homme en noir. Je dis simplement qu’il ne faut pas se tromper de combat. La ligne de fracture passe aujourd’hui entre ceux, de plus en plus rares, qui continuent à faire le pari formulé en ces termes par Levinas: « Ce qu’on dit écrit dans les âmes est d’abord écrit dans les livres », et ceux, toujours plus nombreux, qui ferment les livres pour philosopher à neuf, ou qui pensent que la science a réponse à tout, ou qui enfin, confortablement installés dans le relativisme, comme d’autres jadis dans le dogme, sacrifient la recherche de la vérité à la reconnaissance des identités et la grande énigme humaine au règne de l’équivalence. C’est entre la vie de l’esprit et l’extase technique ou multiculturelle qu’il nous incombe maintenant de choisir. Le Dieu de Bellow attendait certainement autre chose de la France que la persécution de la vie de l’esprit.

 

Haïm MUSICANT, « Trois philosophes à Jérusalem », L’Arche N°518, Avril 2001, page 56

Nos remerciements à la revue L’Arche et en particulier à Myriam Rusz pour nous avoir permis de diffuser l’intégralité de cet article sur le site.

Depuis le début de l’Intifada, Bernard-Henri Lévy et Alain Finkielkraut sont montés en première ligne pour défendre et expliquer Israël. Les deux philosophes ne cessent de ferrailler par la plume ou la parole contre ceux qui attaquent, ou refusent, et pas seulement avec des mots et des concepts. Israël.

Dans son bloc-notes du Point, Bernard-Henri Lévy dénonce dès octobre 2000 la “diabolisation” d’Israël, affirmant avec force : “Il ne faudra pas se lasser de répondre aux salopards, qui tentent de ressusciter l’image du Juif tueur d’enfants, que ce ne sont pas les soldats de Tsahal qui vont chercher les adolescents lanceurs de pierres pour les buter.” Répondant aux collections de L’Histoire, en janvier 2001, Alain Finkielkraut déclare sans ambages : “Je vois que l’on mitraille Guilo, un quartier de Jérusalem et je constate que l’affaire n’est pas aussi simple que les progressistes nous le disent. Guilo, bien que construit hors des frontières de 1967, est bien aujourd’hui un quartier de Jérusalem ce n ‘est pas une colonie. Et les émeutiers ne visent pas seulement les Israéliens. Ils disent “Juifs” désormais pour désigner leur ennemi comme s’ils n’étaient plus eux-mêmes des Palestiniens mais l’avant-garde du monde arabo-musulman lancé sur les traces de Saladin à la reconquête de Jérusalem.”

Le 14 février, Bernard-Henri Lévy et Alain Finkielkraut sont venus à Jérusalem parler de l’isolement d’Israë1. Invités par Benny Lévy, ancien secrétaire de Jean-Paul Sartre et animateur du tout récent Institut d’études lévinassiennes, les deux philosophes ont animé un séminaire de trois jours dont le point culminant a été une soirée au centre Gérard Behar sur le thème : “Mémoire, oubli et solitude d’Israël”.

Représentation

Ainsi que le notait l’historien Tom Seguev dans Haaretz, jamais depuis le procès d’Adolf Eichmann, qui s’était déroulé dans la même enceinte, on n’avait connu une telle affluence. Pourtant. le pari de Benny Lévy n’était pas gagné d’avance. Plutôt tourné vers les intellectuels américains, le public israélien de Jérusalem “tombé dans le sujet de la mémoire, depuis qu’il est tout petit” , allait-il venir à une soirée consacrée à un tel thème ?

Bien avant l’ouverture des portes, plus de sis cents personnes se pressaient pour entendre le trio. Deux fois plus de gens que lors de la soirée d’inauguration de l’Institut d’études lévinassiennes, en juin dernier. Près d’une centaine de spectateurs ont utilisé les écouteurs mis à leur disposition.

De cette “représentation philosophique” Tom Seguev a retenu le pessimisme des deux philosophes français. Alain Finkielkraut estime que les Palestiniens ne sont pas prêts à accepter l’existence de l’État d’Israël. L’espoir de la paix s’éloigne également selon Bernard-Henri Lévy.

Pour Bennv Lévy, cette soirée fut importante à plus d’un titre : parce qu’elle avait prouvé la capacité de mobilisation de son équipe et parce que le débat fut riche en qualité, répondant à l’exigence suivant laquelle “ toutes les questions concernant les Juifs doivent être posées en Israël car c’est ici que se joue leur destin “.

On a souvent reproché leur silence à certains intellectuels. À Jérusalem, Bennv Lévy, Bernard-Henri Lévy et Alain Finkielkraut ont fait la démonstration inverse.

 

Bernard-Henri Lévy, « Bloc-notes », sur la fondation de l’Institut d’études lévinassiennes, Le Point n° 1450, page 122

Nos remerciements à l’hebdomadaire Le Point, et en particulier à Alain Pairault, pour nous avoir permis de diffuser, à titre exceptionnel, l’intégralité de cet article sur le site.

Quelques jours à Jérusalem pour, avec Alain Finkielkraut et Benny Lévy, l’ancien secrétaire de Sartre passé, selon la formule consacrée, « de Mao à Moïse », jeter les bases d’une société de pensée placée sous le signe d’Emmanuel Levinas. Pourquoi Levinas ? Pourquoi Jérusalem ?

Pourquoi, dans cet espace à haute tension qu’est devenue la société israélienne, dans la compagnie de deux intellectuels dont tant de choses me séparent – ne serait-ce, avec Finkielkraut, que la navrante « affaire Renaud Camus » -, envisager aujourd’hui un « Institut Levinas » ?

Levinas fut un ami d’Israël. Comme Jankélévitch, comme Buber, comme Gershom Scholem, comme tant d’autres, il n’a cessé, sa vie durant, de dire son émerveillement face à la « noble aventure », au « risque de chaque jour », que fut la construction de l’Etat juif. Mais il ne fut pas pour autant, à proprement parler « sioniste ». Il ne crut jamais que l’enracinement dans une terre, et dans la forme canonique d’un Etat, fût la seule façon, pour le judaïsme, d’accomplir son destin au XXe siècle.

Il n’accepta jamais l’idée, autrement dit, qu’un retour en Terre sainte puisse et doive effacer l’autre tradition liée, dans la mémoire juive, à l’expérience millénaire de l’exil. Jérusalem, expliquait-il, est une idée autant qu’une ville. C’est une région de l’être autant que du monde, une catégorie de l’âme autant que la belle couronne, sertie dans la montagne, qui sert de capitale à une nation. Manière d’exhorter à plus d’humilité les amants de la pierre et du lieu. Manière de rappeler aux tenants du « politique d’abord » comme à ceux d’une « révolution spirituelle » ne trouvant à s’incarner que dans des sources ou des bosquets sacrés qu’être juif se dit en plusieurs sens et qu’il y a un sens, aujourd’hui encore, à se réclamer du judaïsme de Jérémie, Rachi, le Maharal de Prague et même – pourquoi pas ? – Spinoza…

Levinas était un philosophe juif. Il l’était éminemment. Et nul n’ignore que les commentaires bibliques et talmudiques, les exégèses inspirées des vieux grimoires de la Torah occupent une place centrale dans l’ensemble de son oeuvre. Mais il était aussi un philosophe tout court.

Autant que de « Monsieur Chouchani », le maître vénéré qui lui enseigna l’art de lire et aimer la Gemara, il était le disciple de Husserl, Bergson, Heidegger, Descartes et Platon. Et s’il y a une originalité de Levinas, s’il y a une « situation » – au sens baudelairien, donc sartrien – de l’auteur de « Difficile liberté », elle est à l’exact point de rencontre de ces deux grands héritages que sont les héritages phénoménologique et talmudique. Traduire l’hébreu en grec et le grec en hébreu, croiser l’esprit du verset et celui du dialogue et du traité, ne jamais renier Heidegger sous prétexte que l’on se met à l’écoute de la parole de Zacharie ou d’Isaïe, voilà tout le sens de l’entreprise – voilà l’originalité d’une pensée qui s’est toujours refusée à sacrifier Athènes à Jérusalem, ou l’inverse. La Bible plus les Grecs ? L’Europe, disait-il. Très exactement l’Europe. En quoi il fut – et demeure – l’un des pères de l’esprit européen moderne.

Levinas, enfin, était un penseur pétri d’« esprit religieux ». C’était un juif à l’ancienne, qui écrivit de belles pages sur le messianisme, le sens du prophétisme, ou bien encore sur le rite, cet élan brisé ou retenu, dont il lui est arrivé de murmurer que ses contemporains ne pouvaient ignorer la prescription. Sauf que c’était aussi quelqu’un pour qui le coeur du judaïsme était dans la morale autant que dans le religieux, ou pour qui, plus exactement, le propre de ce religieux-là, sa spécificité dans la longue histoire des paroles saintes, tenait à la très étrange torsion qu’il imprime à l’idée même de sainteté : autant que le souci de Dieu, celui de l’homme; avant le regard vers le Plus Haut, le regard vers l’autre homme, son visage nu, la dette infinie qu’il signifie ; une optique qui ne fonctionne, si l’on préfère, que parce qu’elle est aussitôt une éthique et qu’elle conçoit le divin, non comme une incitation à être juste, mais comme l’institution même d’une justice entre des sujets concrets, vivants, bouleversants. Que vaut, face à cela, le furieux débat qui oppose, en Israël et ailleurs, les « laïques » aux « religieux » ? Y a-t-il meilleur antidote à la sottise de ceux qui, dans la ville même où elle devrait n’avoir plus de sens, veulent raviver la guerre juive de l’esprit et de la lettre, de la mystique et de la supplique ?

Voilà ce que nous sommes allés, avec Benny Lévy et Alain Finkielkraut, dire à Jérusalem. Voilà les idées simples qu’il faudra, au fil des mois, avec d’autres, et par-delà, j’y insiste, les désaccords philosophiques ou politiques, continuer de développer dans l’ombre immense de Levinas.

Jérusalem ville ouverte. Jérusalem la ville du monde où, disait Chateaubriand, mais ce pourraient être les mots de Levinas, les pierres parlent « toutes les langues ». Lire et relire Levinas. Le lire en Israël, mais en français et traduit, un jour, en hébreu. Universalité, lumières, génie du judaïsme.

 

Martine Fischel, « Difficile parole », interview de Benny Lévy, The Jerusalem Post, semaine du 21 au 27 juin 2000, page 13

Nos remerciements à l’hebdomadaire The Jerusalem Post, et en particulier à Martine Fischel, rédactrice en chef, pour nous avoir permis de diffuser l’intégralité de cet article sur le site.

A l’occasion de l’ouverture à Jérusalem de l’Institut Lévinas – un nouvel institut de philosophie en langue française, Benny Lévy, l’un de ses fondateurs, a accordé un entretient au Jerusalem Post.

Mai 68. La révolution estudiantine commence à Paris et se répand dans toute la France. Le mouvement ouvrier suit et les grèves généralisées paralysent tout le pays. C’est l’époque où il est “interdit d’interdire” et où les gens recherchent “la plage sous les pavés”. La France veut faire peau neuve et rejeter le régime réactionnaire de son président, le général de Gaulle. C’est dans cette ambiance que naissent de nombreux groupuscules gauchistes menés par des jeunes leaders dynamiques et pleins d’espoir qui désiraient bouleverser la société bourgeoise et repue et créer un nouveau monde avec des lendemains qui chantent.

La gauche prolétarienne, un de ces groupe les plus radicaux, était dirigée par un jeune étudiant en philosophie : Benny Lévy. C’est une occasion pour lui de rencontrer Jean-Paul Sartre et c’est à ce moment-là que naît son amitié avec le philosophe. Quelque temps plus tard, dans les années 70, leur collaboration se resserre et Benny Lévy devient le bras droit de Sartre, avec lequel il a des échanges presque quotidiens. C’est précisément à cette époque qu’avec Sartre, il découvre les écrits d’Emmanuel Lévinas.

“C’est grâce à Sartre que Lévinas a pu s’emparer de moi”, affirme-t-il. Lorsqu’il faisait ses études pour entrer à Normale Sup à Paris, Benny Lévy était tombé sur un article de Lévinas qui l’avait à l’époque “complètement bouleversé”.

“J’ai commencé à le lire, poursuit-il, après avoir repris systématiquement tous les textes de Sartre alors que je travaillais avec lui. J’ai découvert un philosophe qui parlait d’autrui de façon exceptionnelle et c’est ainsi que Lévinas est entré dans mon dialogue avec Sartre. Nous avons lu et étudié ensemble des textes de Lévinas et c’est ainsi que j’ai retrouvé le bonheur d’être juif.”

C’est à cette époque également que Benny Lévy se met à apprendre l’hébreu et Sartre, bien qu’il s’affirme lui-même “antisémite comme tout le monde”, l’accompagne dans ses premiers pas vers la connaissance du judaïsme.

Un orthodoxe atypique

Benny Lévy vit en Israël depuis cinq ans. Avec son chapeau, sa kippa noire et sa barbe, il a toute l’allure de l’ultra-orthodoxe. Mais ne nous méprenons pas, on ne peut le classer dans les traditionnelles – et si cloisonnées – catégories sociales israéliennes. Il est haredi, certes, mais tout à fait atypique. “Je suis un apax” [terme venant du grec et signifiant ‘un mot ou une forme dont on ne peut relever qu’un seul exemple’].

A son arrivée en Israël, il fonde l’Ecole doctorale qui dépend de l’université Paris VII, dont l’un des objectifs était de donner à des étudiants qui le désiraient, la possibilité de préparer leur DEA, ici en Israël.

“Lorsque je suis arrivé, j’ai eu très vite le sentiment que, pour ma respiration, j’avais besoin d’un lieu de pensée à la française. La domination, ici, des modes de pensée anglo-saxons, étant pour moi très rébarbatifs. De plus, je pense en français et l’hébreu reste pour moi, le ‘lashon hakodesh’.”

Avec la collaboration d’un grand universitaire français, Jean-Claude Milner, il propose aux autorités française de l’époque l’idée d’une “voie française de la pensée”. Dès la première année, cette école fut un très grand succès. Des séminaires ont été donnés par Alain Finkielkraut et Jean-Claude Milner, par Jacques Derrida et d’autres universitaires français de renom. “On aurait pu penser alors, poursuit Benny Lévy, que, confrontées aux faits, les oppositions partisanes et politiques qui s’étaient manifestées lors de la création de cette école allaient s’apaiser.

“Ici, le succès aurait pu aider à surmonter les passions mais n’oublions pas que nous sommes liés à la France. Et l’université Paris VII, ma propre université, est connue pour ses tendances gauchistes, donc les forces les plus médiocres se sont coalisées pour demander la dissolution de l’Ecole doctorale et un an plus tard, nous étions détruits juridiquement par l’université française.”

Le problème est qu’il y avait déjà eu des inscriptions en DEA et des doctorats qui étaient entamés. “Je pouvais donc me prévaloir de ce succès intellectuel et académique, ainsi que des obligations que l’université française avait envers ses étudiants déjà inscrits, pour demander au président de Paris VII une lettre de mission me permettant de poursuivre mon travail ici avec ces étudiants.”

Benny Lévy continue donc à travailler, dans les locaux de l’Alliance française, avec ce qu’on a appelé le séminaire. Après une bataille acharnée avec le consulat français, il obtient une convention de délégation entre Paris VII et l’Alliance française. “Mais à l’époque, précise-t-il, l’Alliance française était condamnée à mort par les autorités consulaires.”

A la fin de l’année 1999, il reçoit une lettre du président de Paris VII le rappelant à Paris. Il décide alors de mettre le problème sur la place publique. Au début de l’année 2000, Alain Finkielkraut rédige un article, publié dans le journal Libération, intitulé “Benny Lévy, la foi de la philosophie”, qui produit un effet immédiat dans les universités et le milieu intellectuel.

Au même moment, paraît le nouvel ouvrage de Bernard-Henri Lévy, Le siècle de Sartre, dont les quarante dernières pages reprennent toute l’affaire des entretiens de Benny Lévy avec Jean-Paul Sartre et remettent les choses à leur juste dimension.

Des liens se tissent entre Bernard-Henri Lévy et Benny Lévy lui-même, qui est invité à participer à des émissions de télévision traitant de ce livre. Ils se rencontrent donc tous les deux à Paris et, avec Alain Finkielkraut, demandent au gouvernement français l’autorisation que le Séminaire continue à fonctionner à Jérusalem.

“C’était juste avant le voyage de Lionel Jospin en Israël, précise Benny Lévy, et la réaction fut extrêmement positive. »

Une voie française de la pensée

Cette rencontre avec ses deux homologues l’amène alors à se poser la question de savoir ce qui réunit en fait des personnes comme BHL, Finkielkraut et lui-même, qui ont des formes d’existence si différentes.

“Lorsque je me suis posé la question de cette façon, le nom d’Emmanuel Lévinas s’est imposé et c’est là que j’ai eu l’idée de la création d’un institut qui donnerait de l’ampleur à cette grande parole.

“Nous voulions défendre cette chance – extrêmement fragile, d’un lieu de pensée entre Juifs. Ce n’est pas un hasard que nous soyons trois Juifs foncièrement différents qui tenons à protéger la possibilité d’une langue entre nous. Dans l’égarement actuel, ce qui nous concerne, c’est une certaine ‘dimension abrahamique’, celle d’Abraham allant d’un endroit à l’autre jusqu’à ce qu’il aperçoive ‘la ville en flamme’. C’est ceci qui nous concerne tous.”

L’institut Lévinas a donc une vocation très précise, ajoute-t-il : “Encourager tout ce qui pourra donner de l’ampleur et de l’effet à la langue de Lévinas. Cette langue n’est pas une langue de ‘Philosophie’, ni de ‘Juif’, ni une langue de ‘philosophe juif’, c’est une langue philosophique qui éveille l’écho initial du sensé biblique.

“J’ai été foudroyé par l’écriture de Lévinas, note-t-il. Un français stupéfiant. Non pas le français de Barrès, ni celui de Sartre, un français avec des accents étrangers, immémoriaux, qui ont transformé ma vie. C’est cette chose-là que je voudrais faire partager ici.

“Il s’est agit de parcourir cette langue philosophique des Occidentaux que nous sommes devenus, avec tous les effets de vérité que produit une authentique connaissance de l’enseignement des maîtres d’Israël.”

A ma question de savoir si la Tora et la philosophie sont conciliables, il répond qu’ “il y a entre la Tora comme pensée de l’existence et la philosophie comme système une guerre. Mais nous voulons que cette guerre métaphysique puisse, grâce à la langue de Lévinas, trouver un lieu d’expression pour tous ceux qui, dans les différents milieux, recherchent la vérité. Rappelons que Lévinas a été l’introducteur de la phénoménologie, mais en même temps quelqu’un qui savait entendre une Haggada dans le Talmud Babli.

“Aujourd’hui, il ne faut pas moins que ça. Il faut plus. Il faut plus de science talmudique, plus d’exigences et d’interrogations par rapport au texte philosophique. C’est la seule chance d’une difficile parole ici.”

The Jerusalem Post : Pour en revenir à la “difficile parole”, c’est le thème de la soirée d’inauguration de l’Institut. Qu’entendez-vous par là ?

Benny Lévy : J’entends qu’il faut arriver à une parole qui tranche – pas la parlotte, pas le bla-bla, pas le bavardage. Il faut traverser tout ça, mais pour aller vers cette “ville en flammes”. Ce qui est difficile. Le parcours est très difficile entre les Juifs et très difficile à Jérusalem, mais il n’y a pas le choix.

J’ai eu la chance d’avoir découvert la “ville en flammes” et j’ai étudié avec les plus grands maîtres. Je veux donc faire découvrir un monde de pensée et d’existence qui concerne tout Juif et à travers lui, tout le monde. La passion dans mon séminaire tient à cela.

J.P. : Quel est le programme proposé par cet institut ?

B.L. : Il y aura bien sûr mon séminaire et d’autres cours. Il y aura une grande bibliothèque qui sera très utile aux étudiants qui poursuivent leur DEA. Tous les ans, se tiendra un séminaire de la “technologie lévinassienne” – la lecture des textes dans leur difficulté. L’année prochaine, le thème de ce séminaire sera “le Temps – de la phénoménologie à l’eschatologie messianique” avec les meilleurs philosophes qui ont travaillé sur Lévinas. Et bien sûr les grands débats. L’un deux, sur la laïcité, est prévu avec Alain Finkielkraut. L’autre portera sur le dernier livre de Bernard-Henri Lévy, Le siècle de Sartre, avec la participation de l’auteur.